• le Sphaeromides Raymondi<o:p> </o:p>

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    Par Francis LEGUEN<o:p> </o:p>

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    Dans la réserve naturelle des Gorges de l'Ardèche, s'ouvre la grotte de la Dragonnière, point d'accès d'un immense réseau noyé. Dans ses profondeurs vit un crustacé dépigmenté, fossile vivant venu de l'ère secondaire... <o:p> </o:p>

    Une série d'expériences menées par les plongeurs de PLANETE BLEUE, avec l'aide de nombreux laboratoires, a permis d'en savoir plus sur cet animal étrange, unique au monde. <o:p> </o:p>

    Quand les moyens modernes des spéléonautes permettent de remonter jusqu'à l'époque des dinosaures...<o:p> </o:p>

    Grotte de la Dragonnière, dans la Réserve Naturelle des Gorges de l'Ardèche... <o:p> </o:p>

    Mes bulles d'air ont cessées de trouer la surface. Elles restent désormais prisonnières, comme moi, sous la roche qui plonge. L'argile orange, trop lisse, couvre le sol de la galerie noyée. Menace...<o:p> </o:p>

    Partout, dans l'eau bleue-nuit, se découpent des lames de calcaire acérées. Cette clarté idéale n'est qu'une illusion ; ma respiration anime dejà, en lentes volutes inversées, les sédiments millénaires du plateau ardéchois : la pièce n'est pas jouée que déjà le rideau se referme ! Ce voile immatériel supprime toute visibilité derrière moi ; comme si la nuit tombait une deuxième fois. Moins trente mètres : la galerie descend toujours... Mes yeux ne sont plus que le prolongement des deux rais bleus, arrachés aux ténèbres par mes projecteurs. Nulle trace de vie dans ce royaume minéral, et pourtant...<o:p> </o:p>

    Venues des profondeurs, de minuscules lucioles immaculées brillent dans la nuit, nage gracieuse en tous sens, hallucinatoire. Cette grotte est habitée ! "Ils viendront vers vous, attirés par le bruit, m'avait dit Marie-Josée Turquin, la biospéléologue...". Et soudain, à quelques centimètres de mon masque, virevolte une créature translucide, toute de pattes, d'antennes et de carapace ; microcrustacé bleuté et aveugle, aspirant l'oxygène de l'eau par une pompe branchiale sur la queue. Se peut-il qu'il soit conscient de ma présence ? Je retiens mon souffle devant cet "Alien" sorti d'un film de Ridley Scott ; "rencontre du problème type", dans un monde de froid et de silence obscur...<o:p> </o:p>

    Devant moi évolue le Sphaeromides Raymondi, fossile vivant ayant traversé toutes les glaciations, et observé pour la première fois dans son milieu naturel.<o:p> </o:p>

    L'ETRANGE DECOUVERTE DU PROFESSEUR RAYMOND<o:p> </o:p>

    "... C'est donc sur une belle nappe d'eau que nous voguons, non pas en silence, car le clapotement de notre rame est transmis loin, mais avec le religieux recueillement que l'on éprouve toujours dans une exploration de ce genre... Il nous semble que nous allons toucher au but quand, malédiction ! La voûte s'abaisse, au point qu'elle vient lécher la surface de l'eau. Franchir l'obstacle à la nage ! C'est possible encore, mais après ? Que faire dans l'obscurité de cette rivière, où nulle berge n'apparaît, où les parois lisses, polies par les eaux, n'offrent pas la moindre aspérité pour s'accrocher ?"<o:p> </o:p>

    Je découvrais par hasard, dans une poussiéreuse bibliothèque, ce compte-rendu d'un certain Professeur Raymond, à la prose duquel je me laissais ensorceler. Cet érudit du siècle dernier nous entraînait dans une aventure qui ferait sourire aujourd'hui si on ne tenait compte de l'époque : 1894 !... Car outre l'exploration, le Professeur Raymond avait réussi à capturer un crustacé dépigmenté, un Sphaeromides auquel il donnerait son nom, et qui n'avait pas d'autre équivalent dans le monde... <o:p> </o:p>

    "... Telle fut l'exploration de cette curieuse rivière de la Dragonnière, exploration qui doit être complétée et qui ne saurait manquer certainement de procurer, à celui qui l'entreprendra, les fortes émotions que j'y ai ressenties...".<o:p> </o:p>

    C'était l'époque où les hommes de science étaient des aventuriers, mais surtout des poètes... Et, ce qu'avait su prévoir l'auguste docteur, c'est que d'autres hommes, des années plus tard, s'intéresseraient à leur tour à la grotte perdue au fond des Gorges de l'Ardèche. Hasard encore, quand je rencontre Marie-Josée Turquin, de l'Université de Lyon, qui m'explique l'intérêt qu'il y aurait à reprendre l'exploration de la grotte de la Dragonnière, à la recherche du Sphaeromides Raymondi. <o:p> </o:p>

    Une expédition est décidée aussitôt avec, à la clé, l'exploration profonde des galeries noyées qui avaient arrêtées notre illustre prédécesseur.<o:p> </o:p>

    L'enjeu est d'évaluer la population réelle de la grotte et la répartition des espèces. Pour ce faire, nous déposerons des pièges à intervalles réguliers. Les crustacés seront comptés, mesurés, et bien entendu relâchés. Car cette grotte facilement accessible en kayak, est déjà fortement polluée par les spéléos du dimanche : piles, détritus divers qui, en empoisonnant l'eau, risquent de détruire ce sanctuaire unique pour la science.<o:p> </o:p>

    DANS LES EAUX BLEUES DU CALCAIRE<o:p> </o:p>

    Les plongées sont étendues aux autres sources des gorges et se succèdent à un rythme régulier, par une équipe parfaitement rodée. Reconnaissance en paramoteur pour repérer les arrivées d'eau sous le lit de la rivière, remontée des rapides en barge à moteur, équipement en fil d'Ariane, prélèvements d'eau et d'argile, installation des pièges, récupération des échantillons qui sont ensuite traités par les scientifiques. En tout, plus de 50 plongées souterraines en moins de quinze jours. Nous prenons alors conscience de l'abondance de l'eau cachée dans ces plateaux calcaires. Une eau presque toujours potable comme le montreront les analyses ultérieures. Et qu'il serait possible de capter sans trop de difficultés, semble-t-il, alors qu'un projet vise à détourner le cours de la Loire pour alimenter ce département, et ceci à grands frais ! Car, comme le dit Jacques Avias de l'Université de Montpellier : "Dans de nombreux pays, le rôle que doit jouer l'hydrogéologie concernant les projets d'aménagement des ressources en eau, apparaît comme insuffisamment compris. Il en résulte que l'importance des eaux souterraines n'étant le plus souvent ni saisie ni prise en considération par les politiciens et les décideurs, il en résulte de coûteux échecs pour les collectivités". <o:p> </o:p>

    Refusant de nous immerger dans des méandres politiques souvent plus troubles que ceux de nos siphons, nous préférons garder en mémoire quelques belles aventures, au sein de ces eaux bleues porteuses de rêve. La source du Castor, par exemple, qui s'ouvre en rive droite de l'Ardèche, juste sous le niveau de l'eau. Le rite de passage, des flots sombres de la rivière à la transparence cristalline de la source, donne le vertige : l'entrée dans un monde de pureté. Mais ce jour là, l'orifice assez étroit était encombré de branchages. Un sursaut : nous venons de déclencher la fuite en plongée d'un couple de gros castors, agitant leur queue plate vers des galeries étroites connues d'eux seuls. Pour se venger, ils rongèrent systématiquement notre fil d'Ariane, ajoutant des lambeaux de nylon à leur nid de bois amphibie.<o:p> </o:p>

    UN SEDUCTEUR PATIENT<o:p> </o:p>

    Mais les meilleurs souvenirs restent ceux attachés à la Dragonnière. Le silence de la grotte est bientôt troublé par l'écho de clapots lointains. Le lac s'illumine de jade, tandis que ses reflets projettent de l'or sur les parois d'ocre : un androïde casqué, bardé de flacons, émerge sous la roche... : "Quatre heures de préparation, deux heures de portage, dix minutes de plongée !" s'écrie Eric Coutinot, laconique, pour qui c'est le premier contact avec la dure réalité de la plongée souterraine. Mais quelles minutes !<o:p> </o:p>

    Les scientifiques se sont déjà rués sur les flacons grouillant d'animaux rarissimes et organisent, ventre à terre, la chaîne de froid jusque sur l'autre rive de l'Ardèche, où est installé le laboratoire de campagne. <o:p> </o:p>

    Quel privilège pour les plongeurs d'avoir pu observer cette faune dans son élément ! Et que de questions pour l'instant sans réponses : à peine les flacons ouverts sous l'eau, c'est la ruée vers les appâts de protéines. Les Sphaeromides surgissent de partout, attirés par ce qu'il faut bien appeler un formidable odorat, dont on ne sait presque rien. Et quel métabolisme ! Ce festin de viande, nous expliquera Jean-Yves Reygrobellet, leur sera suffisant pour plus d'un an. Se nourrissant habituellement de débris organiques charriés par les eaux, les cavernicoles sont capables, en période de jachère, d'ingurgiter l'argile pour en digérer les bactéries comestibles... Sans compter que certaines espèces supportent sans problème des taux de métaux lourds qui seraient mortels pour l'homme. Et que dire de leurs amours ? Dans un espace liquide qui, à leur échelle, est gigantesque, ces aveugles futés parviennent à organiser des rendez-vous galants, guidés par d'énigmatiques messages olfactifs. Le mâle se cramponne alors à la femelle en armure et convole en attendant qu'elle se déshabille (c'est-à-dire qu'elle mue), ce qui peut prendre trois mois. Sans yeux, sans oreilles, sans langage, quels mots secrets chuchote-t-il à la belle pour qu'elle se décide enfin ? Toujours est-il que la chair devenue faible permet l'insémination, afin de perpétuer un cycle découvert bien avant l'homme, et qui lui survivra peut-être...<o:p> </o:p>

    REMERCIEMENTS :<o:p> </o:p>

    - Réserve Naturelle des Gorges de l'Ardèche : Professeur Descoing, Robert Brun (Direction scientifique), Michel Bosse (Logistique).<o:p> </o:p>

    - Comité Scientifique : Pernod-Ricard Centre de Recherche - Jacques Bricout (Analyses d'eau), J.C. Fontes - Université d'Orsay (Datation d'eau), Marie Josée Turquin et Jean Yves Reygrobellet - Université de Lyon (Biospéléologues, maîtres d'oeuvre).<o:p> </o:p>

    - Partenaires : AGA France, Beuchat, Canon France, Cousin Frères, Hommes Grenouilles de Paris, Petzl.<o:p> </o:p>

    - Equipe PLANETE BLEUE : Stéphane Baert (Paramotoriste, plongeur), Régine Coat (Logistique), Eric Coutinot (Cameraman, plongeur), Yann Fontana (Dessinateur scientifique, plongeur), Francis Le Guen (Photographe, plongeur), Patrick Serret (Pilote de barge, plongeur).<o:p> </o:p>

    © Francis Le Guen<o:p> </o:p>

    L' ODYSSEE DE L'ESPECE<o:p> </o:p>

    Tout se passe, en ce qui concerne le peuplement des milieux naturels, comme dans une pièce de théâtre. Chaque espèce joue un rôle, comme un acteur. Les rôles de chaque espèce sont différenciés selon des règles très strictes. Dans les théâtres ouverts, comme en surface, les acteurs sont très nombreux et il est difficile d'analyser en détail la mise en scène de la nature. Par contre, sous terre, dans les grottes, peu de rôles, peu d'acteurs. Nous voici en présence d'un drame classique. D'où l'immense intérêt des études sur les peuplements cavernicoles.<o:p> </o:p>

    L'étude d'un écosystème simple et merveilleusement adapté permet de mieux comprendre l'évolution. Les plus proches parents connus du Sphaeromides sont deux espèces appartenant au genre Bathynomus. Ces deux crustacés, bien connus à l'état fossile dans les calcaires du Crétacé (ère secondaire), ont survécus jusqu'à nous en se réfugiant dans les profondeurs. Le fameux BENTHOS des grecs...<o:p> </o:p>

    L'aventure du peuplement des massifs calcaires correspond à une expérience naturelle d'adaptation, qui n'a guère d'autres équivalents dans le monde. On observe en outre une incroyable ressemblance entre la vie cavernicole et abyssale. Comme si la vie était partie, l'une à la conquête des profondeurs océanes, l'autre des profondeurs de la terre...


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